Roger Caillois à l'esprit et la manière de rendre les faits incompréhensibles, simples (quand il ne s'abandonne pas dans le lyrisme). Voilà ce qu'il dit de l'autorité et du pouvoir dans son ouvrage Instincts et Société (série de textes composés entre 1939 et 1950 en pleine guerre mondiale, qui en homme de raison, se réfugia en Argentine à Buenos Aires, près de son ami Jorge-Luis Borges. Instincts et Société fut publié à Paris en 1964). Il rapporte aussi, le travail de recherche essentiel de Georges Dumézil sur la connaissance indo-européenne, dont notre langue latine est issue. Ce texte permet de comprendre la débâcle actuelle du pouvoir politico-économique. La confusion règne entre le pouvoir fonctionnel, celui de la gestion des affaires publiques, où les fonctionnaires sont les serviteurs sociaux, et le pouvoir charismatique : où ces fonctionnaires cultivent leur rancoeur de ne pas être reconnus en tant que chef charismatique pour eux-mêmes. Ce qui crée des abus de pouvoir, comme le détournement constant des fonds publics (par vengeance). Le légiste est frustré de son pouvoir fonctionnel, il veut devenir inspiré pour chambouler les choses (devenir magicien = « l'idée qu'on peut commander aux choses comme aux êtres »), mais le problème est que le légiste n'a aucun charisme. Et c'est là qu'apparaît le rôle de l'artiste (magicien). L'artiste par son indépendance farouche, sa désobéissance nécessaire pour son art, porte en lui le charisme, absent, mais désiré par le fonctionnaire envieux qui en devient frustré à perpétuer la routine de la gestion. Les arts censurés viennent de cette attitude de vengeance. La frustration est de désirer quelque chose qui n'est pas de sa portée : comme vouloir être champion du 100 mètres sans s'être entraîné. Ce qu'il faut maintenant savoir est : pourquoi ces désirs se sont-ils déportés ? «  Nature et forme du pouvoir Il n'y a pas de pouvoir entièrement fondé sur la contrainte : le consentement est toujours le principal. Qu'est-ce qui arrête au carrefour la file des automobiles quand l'agent lève son bâton blanc ? [1] Certainement pas la force physique de l'agent. Quelque obscur raisonnement sur la nécessité que la circulation soit réglementée ? C'est en effet là qu'on arriverait si tous les conducteurs étaient des philosophes. Mais combien sont-ils qui ont réfléchi au problème et qui ont décidé après délibération de se confronter aux injonctions des agents ? Non, ils obéissent d'instinct au plus faible, mais qui détient l'autorité. Telle est l'image de tout pouvoir. On imagine parfois qu'il existe des despotes qui maintiennent leurs peuples en respect avec des mitrailleuses et qui forcent chacun à s'acquitter de sa tâche particulière sous la menace d'un fusil. Ce n'est finalement qu'une commodité, qu'une simplification de l'esprit. En fait, les mitrailleuses ne jouent jamais si grand rôle. Elles ont rarement l'occasion de rentrer en action [sur la voie publique contre le public]. En outre, il est douteux qu'elles puissent obliger une multitude au travail. Elles peuvent seulement tuer beaucoup de monde. Aussi, ce ne sont pas tellement les mitrailleuses qui comptent, c'est plutôt l'IDÉE des mitrailleuses. Et encore plus l'idée qu'elles sont [en ser-vice] au service du gouvernant. (...) Je veux seulement donner à penser qu'en toute relation de pouvoir, L'IDÉE COMPTE + QUE LA FORCE. Sans cela, d'ailleurs, le pouvoir appartiendrait aux hommes qui manoeuvrent les mitrailleuses, non aux officiers qui les commandent, encore moins à celui de qui ces officiers prennent les ordres et qui a généralement les mains nues. Certains pacifistes se persuadent d'une manière encore plus étrange que la majorité des gens vont à la guerre contraints et forcés, sous la surveillance de gendarmes qui ont, ou peu s'en faut, le revolver au poing. Pourtant, il est clair que les soldats sont plus nombreux et mieux armés que la police, laquelle est en tout cas moins redoutable que l'ennemi [2]. Pour qui ne veut pas se battre ou se battre le moins possible, le choix ne semble pas douteux [3]. Mais les gendarmes représentent l'autorité. D'ailleurs il ne parait pas qu'il soit besoin de recourir à ces moyens extrêmes pour mobiliser le peuple. Le pouvoir s'exerce auparavant, et par un simple imprimé. Si les pacifistes sont tentés par la fable des gendarmes [gens d'armes], c'est justement qu'ils se refusent à imaginer que LES GENS ACCEPTENT D'ALLER RISQUER DE SE FAIRE TUER ET ESSAYER DE TUER AUTRUI sur la décision d'une douzaine et demie de personnages solennels assis autour d'une table [ilelles le sont moins aujourd'hui : ilelles passent pour des irresponsables]. Ils s'expriment ainsi pour discréditer le pouvoir et rendre les choses incompréhensibles. Car ces personnages ne sont pas n'importe lesquels. Ils sont le gouvernement, c'est-à-dire ce pouvoir qu'il convient d'expliquer. (...) Les sources et par conséquent les formes de pouvoir sont multiples. Depuis Max Weber, on les range sous trois rubriques principales : le pouvoir légitime, le pouvoir fonctionnel, le pouvoir charismatique. Le premier s'appuie sur une tradition. La naissance y destine. C'est le pouvoir des dynasties de souverains [aujourd'hui n'existe plus que dans la représentation folklorique de la reine et des passassions obscures du pouvoir de l'argent privé]. Un prestige irrationnel y est attaché. La personne du prince [du roi, de la reine] est tenue pour sacrée. Il ne doit de compte à personne. Il règne par la grâce de Dieu [aujourd'hui fait sourire]. Sa majesté le protège de toute atteinte [sauf la maladie et la mort] (...). La seconde espèce de pouvoir est attachée à la fonction. Celle-ci est définie par la loi, ainsi que ses prérogatives, ses devoirs et ses limites. EN PRINCIPE ELLE EST OCCUPÉE PAR LE PLUS COMPÉTENT, par celui en qui ses concitoyens reconnaissent les plus remarquables aptitudes de direction. On constate un tel pouvoir dans les sociétés de type contractuel, c'est-à-dire celles qui se définissent par l'échange des prestations et l'unité des intérêts : le pouvoir s'y confond avec l'administration du bien public. Il est confié pour un temps limité à des fonctionnaires responsables et contrôlés [4]. Au contraire, le pouvoir charismatique est attaché à la personne du chef. Sa puissance n'est soumise à aucun contrôle. Elle lui vient de la faveur populaire et ne repose que sur la fascination qu'il exerce. Élu par acclamations, il prospère par l'enthousiasme qu'il entretient chez ses fidèles. Il commande ARBITRAIREMENT et passe pour incarner les destinées du groupe, dont il apparaît comme le répondant mystique. Ce genre de pouvoir est caractérisé d'une société en mouvement, c'est-à-dire une ASSOCIATION D'HOMMES RÉUNIS PAR UNE AMBITION IDENTIQUE dans la poursuite d'une entreprise commune [5]. Ils voient dans leur conducteur à la fois l'instrument de la providence et une garantie de réussite. Aussi, celui-ce se présente-t-il presque obligatoirement comme un chef de guerre, un conquérant ou un prophète. C'est en premier lieu un entraineur d'hommes. Ni la mentalité, ni la complexité des sociétés modernes ne semblent admettre un pouvoir de cette sorte. En général, les deux premières espèces de puissance se partagent le gouvernement. Dans presque toutes, l'une et l'autre se combinent en proportions variables, où parfois le type traditionnel l'emporte et parfois le type fonctionnel. Jusque dans la guerre et dans la religion, il en est ainsi : le pouvoir des généraux ou des évêques dépend entièrement de leurs fonctions, nullement de leur popularité. Le pouvoir charismatique paraît à peu près éliminé. On le dirait plutôt un souvenir des premiers âges de l'humanité. Il ressuscite de loin en loin avec un grand bruit d'armes et dans un grand déploiement de violence DANS UN GRAND DÉPLOIEMENT DE VIOLENCE pour produire sur la scène de l'histoire un fondateur de religion comme Mahomet ou un meneur de hordes comme Gengis-Khan. Pourtant, un examen plus attentif montre que, s'il affecte des formes plus modestes, il n'a nullement disparu. Il joue notamment un rôle appréciable dans la vie des parties, où le prestige personnel des chefs n'est pas sans influence. Mais quand ils parviennent au gouvernement, la coutume veut qu'ils s'assagissent, c'est-à-dire que les nécessités du pouvoir fonctionnel remplacent pour eux les élans du pouvoir charismatique. (...) Qu'en résulte-t-il de la figure du chef ? Elle se trouve si profondément transformée qu'elle rejoint des modèles mythologiques. Les mythes indo-européens, comme l'a montré Georges Dumézil (Mitra-Varuna, Essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté, 1948), fournissent deux images opposées et complémentaires de souverains : le Légiste et l'Inspiré. Le légiste a pour fonction principale d'assurer le respect des contrats : il est réfléchi, exact et mesuré, prévoyant et pieux. Garant des règles et des promesses, il châtie ceux qui les violent, les excessifs et les parjures. Dans la société, il s'appuie sur l'élément de stabilité que représentent les vieillards qui se meuvent avec lenteur, qui agissent avec prudence et qui ont comme le devoir de rester graves, c'est-à-dire lourds. Exemple de régularité, gage de pondération, le Légiste semble le patron anticipé du pouvoir fonctionnel. Au contraire, l'Inspiré, avec lequel il fait couple, est déréglé, turbulent et frénétique. Son rythme est essentiellement rapide. Ses apparitions sont fulgurantes. La vitesse figure en bonne place parmi ses attributs. Son action est magique, c'est-à-dire subite et extraordinaire, fréquemment paralysante. Il entraîne les associations de jeunes guerriers nouvellement initiés, les Luperques danseurs et fouetteurs, ou des bandes mi-animales mi-humaines comme les Centaures, dont il partage et entretient l'agitation. Ses affinités avec le pouvoir charismatique sont incontestables. Elles vont même jusqu'à l'identité parfaite, car dans le monde réel, ce sont précisément les sociétés d'hommes à masques et à déguisements, confréries à la fois militaires et initiatiques, qui ont permis aux sociologues de reconnaître ou d'isoler les formes élémentaires de ce mode de pouvoir.  » [6] Notes de commentaires [1] Aujourd'hui renforcé par un mécanisme : le « feu rouge (vert orange) » + un « radar » qui enregistre le passage interdit au rouge (et à l'orange) pour faire payer (punir) les conducteurs (aussi) de manière automatique : à obliger un moyen de paiement dans une durée limitée, qui dépassée, l'amende augmente et risquent au-delà une prise de leurs biens, d'abord par la saisie du compte bancaire sans procès par le Trésor public. Montre que notre société est passée par une période de grande désobéissance dont les gouvernants terrorisés (de perdre leur pouvoir) ont débordé d'inventivités pour neutraliser cette énergie de liberté. Les machines en effet servent à régenter par l'automatique, sans qu'il n'y est aucun responsable, surtout en cas d'erreur : la plainte est doublement voire triplement punie (condamné en procès par le juge, le sous-préfet et chef de la police nationale locale). [2] L'armement de la police aujourd'hui, principalement des « forces d'intervention » rejoint l'armement de l'armée en milieu urbain (devenu depuis le XXe siècle le terrain, au paravent épargné, de la guerre). [3] Fuire le pays en guerre, refuser de tirer, refuser de se battre, etc. Un ami refusant l'armée, s'est fait enrôler de force (emmené comme un prisonnier) qui une fois une mitrailleuse à la main, tira dans tous les sens : l'armée le réforma sur le champ. [4] Ce principe entendu semble raisonnable et on se demande pourquoi il ne fonctionne pas. (Pourquoi les gouvernants sont incompétents à gérer les ressources du pays et pourquoi deviennent-ils des voleurs du bien public ?) Parce que le pouvoir fonctionnel déborde sur le troisième type de pouvoir : le pouvoir charismatique. Si le pouvoir est corruptible (achetable et vendu), c'est par crainte : prendre le pouvoir c'est croire annihiler sa crainte en étant soi-même cru craint. Il y a un problème de personne. Le fonctionnaire ne veut plus être défini par sa fonction, mais pour sa personne. Sans que ces fonctionnaires puissent fasciner le public. Par manque de charisme, ils sont moqués. Alors ils elles se vengent en volant l'argent public pour leur propre compte. [5] Ce que nous dit Caillois, est que l'élu du peuple et visible de la population n'est pas le seul tenant de ce pouvoir. Jésus ou Hitler ne se sont pas fait seul, il a fallu une campagne idéologique et esthétique importante pour faire imaginer leur idole être la solution pour « un monde meilleur ». Cette campagne ne fonctionnerait pas si personne n'y croyait et si personne n'était consentant et +, à désirer avec ferveur à ce que ce pouvoir existe. [6] N'est-ce pas agaçant, de comprendre tout ça en début de fin de vie ?